Je me suis pressée, j'avais rendez-vous chez Lili et Marcel, ce petit bistrot qui m'a toujours intriguée le long des quais, alors quand il m'a dit "tu vois où c'est?" J'ai dit oui oui direct, bien sûr que je savais, et j'étais bien contente.
Il y avait du monde, il m'attendait déjà à la table, ça fourmillait de toutes discussions, et à peine arrivée "vous avez choisi?". Euh non non pas encore, pas du tout même, j'ouvre la carte quand il repart en fermant son calepin, et les trois ans nous rattrapent.
Il revient le stylo à la main, "vous avez choisi?" non toujours pas, on papote, pardonnez-nous. Et il m'énerve un peu. Alors on choisit vite, et toi tu prends quoi? Je pose toujours la question, je ne sais pas pourquoi j'aime bien savoir quelle assiette il y aura en face de moi.
Il revient, gribouille sur son calepin et repart en emmenant les cartes.
Alors on se raconte.
Nos vies, nos parcours, je le gronde un peu, et puis je réalise que c'est partout le même chaos.
A trop se regarder le nombril on oublie qu'ailleurs c'est aussi la même merde.
Et puis d'un coup voilà, il y a comme une lassitude qui m'envahit. Je me dis où que tu ailles cocotte, ce sera pareil. Les mêmes gens impatients qui se croiront tout permis, la même rengaine inutile et futile, la même fatigue, les mêmes maux. Se plier pour tirer, installer, pousser, tourner, tenir, remettre. Inlassablement. Interminablement.
Par la fenêtre les gens vont et viennent. Je me dis oui, moi aussi il faudrait que je ne sois que de passage.
Il dit que c'est un temps sans ombre. Le meilleur pour les photos.
Moi je n'aime pas. Ça fait comme un monde fantôme, un monde sans trace. Tu es là mais pas là, pas d'empreinte sur le bitume. Il essaie de me capturer, je n'ai jamais voulu, il supplie un peu, on passe un deal pendant que je prend la pose vite fait.
J'aime être derrière l'objectif, je me cache un peu. Pas devant, mise en lumière.
Mais j'ai promis...
On se laisse au pied du métro, à bientôt hein? Oui oui promis, mais les promesses un jour sans ombre, on ne sait pas où elles s'envolent.
Saint Michel est toujours vainqueur.
Il y a toujours un peu de curieux au pied de la Fontaine, et à défaut de soleil on a une drôle de statue humaine dorée qui tient en l'air toute seule.
Comme par magie.
Shakespeare est toujours là, par temps sec les livres sont dehors. Il y a du monde dans le petit parc, ça me rappelle les glaces Amorino cherchées une rue plus loin qui nous gelaient les dents sur les bancs en pierre. J'aimais bien m'allonger, regarder le ciel, les nuages qui passaient sans s'arrêter, et la brise qui nous faisait frissonner.
Il y a dans les petites boutiques derrière, comme un air de caverne au trésor.
Je déniche une colombe à message, j'aime bien l'idée du pigeon voyageur, j'aime laisser des petits mots qu'il trouvera par hasard, alors je m'appliquerai pour écrire sur le petit rouleau plié.
Les bicyclettes en enfilade.
Le bouquet sur le porte-bagage.
Les fruits à grignoter.
Et les mots peints sur les murs.
On fait un tours.
Et comme toute chose a un début, il m'emmène tester les petites voitures grises.
sauf que pour la première fois, c'est lui qui mène la danse.
Et j'en suis bien fière.
Et puis l'heure a tourné.
Dans le ciel, rien à regarder.